Gravitation et quanta

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Gravitation et quanta
written by Jacques Solomon
1938
  • Gravitation et quanta.

Sommaire.

— On étudie tout d'abord s'il est possible de parler sans contradiction de loi de Newton entre les particules élémentaires. Pour cela on discute de façon détaillée l'expérience idéale qui doit permettre de vérifier l'applicabilité de la loi de Newton dans le domaine considéré. On étudie ensuite les problèmes que pose la quantification du champ de gravitation et on discute enfin quelques conséquences de la théorie cosmologique présentée récemment par Dirac.

Introduction.

— Pendant longtemps, gravitation et quanta ont paru deux domaines très loin-tains : le premier s'étendant aux phénomènes à grande échelle, le second au microscopique. La faiblesse des forces de gravitation vis-à-vis des forces électromagnétiques semblait d'ailleurs justifier cette séparation. Au reste, il apparaissait possible sans grandes difficultés (1) de généraliser le formalisme de la mécanique quantique dans un espace riemannien quelconque. Comme il n'en résultait aucune conséquence importante, toujours en raison de la petitesse des forces de gravitation, il ne semblait pas que ce sujet fût susceptible de progrès importants. Toutefois, depuis quelque temps, la question des rapports entre gravitation et quanta a repris de l'intérêt pour deux raisons essentiellement. Tout d'abord on a cherché, suivant une suggestion de Pauli, à mettre en relation les neutrinos, dont l'intervention est nécessaire pour assurer dans les phénomènes nucléaires la conservation de l'énergie et de la quantité de mouvement, avec les ondes gravitationnelles. D'autre part, les recherches d'Eddington et de Milne, quelque discutées qu'elles soient, ont amené à examiner à nouveau la théorie quantique de la gravitation. Le but du présent travail n'est autre que de contribuer à éclaircir cette difficile question.

1. L'examen du problème des relations entre théorie de la gravitation et théorie des quanta a conduit récemment certains auteurs (2) à mettre en question la possibilité de parler de façon conséquente de forces gravifiques entre particules élémentaires. Le raisonnement est le suivant : la variation d'impulsion de l'une des particules pendant le temps de mesure delta(t), due à la force gravifique doit être supérieure à l'imprécision « naturelle » sur l'impulsion delta(p) :

[G*(M^2)/(R^2)]*(delta(t)) > delta(p) > h/(delta(r)) > h/r (1)

(où G est la constante de la gravitation de Newton, M la masse des deux particules, r leur distance, delta(r) l'imprécision sur celle-ci, h la constante de Planck divisée par 2*Pi).

(1) E. Schrödinger, Berl. Ber, 1932 ; W. PAULI et J. SOLOMON, J. Physique, 1932, 3, 582 ; V. Fock, J. Physique, 1929, 10, 392 ; cf. cependant la remarque de L. BRILLOUIN dans son livre sur les Tenseurs en mécanique et en élasticité, p. 201.

(2) W. HEITLER, L. NORDHEIM, E. TELLER, cités par GAMOW. Phys. Z., 1937, 38, p. 814.

D'autre part, le déplacement des particules pendant le temps que dure la mesure doit être faible vis-à-vis de leur distance :

(1/2)*[G*(M^2)/(R^2)]*((delta(t))^2) < r (2)

d'où, en combinant (1) et (2),

r > (h^2)/[G*(M^3)] = 10^(26) cm (3)

soit une distance de l'ordre du rayon de l'univers. La mesure serait donc impossible. Si l'on applique de telles considérations aux électrons et à la loi de Coulomb, on voit qu'il serait impossible de parler de l'application de cette loi à des distances inférieures à (h^2)/(m*(e^2)), c'est-à-dire justement dans le domaine atomique. C'est ainsi par exemple, que toute la théorie de l'atome d'hélium, dont on connait l'extrême précision, en particulier grâce aux efforts de E. Hylleraas (1) est basée sur l'hypothèse qu'entre deux électrons existe une interaction de Coulomb (e^2)/r. Or ces deux électrons sont en moyenne à une distance inférieure à (h^2)/(2*m*(e^2)).

2. Pour résoudre cette difficulté, il importe de distinguer deux ordres de problèmes que l'on peut se poser à propos de mesure du champ :

a) Mesure du champ en un point déterminé de l'espace-temps (ou de façon plus précise, valeur moyenne du champ pour un petit élément de volume de l'espace-temps).

b) Mesure de la force s'exerçant sur une particule donnée. Ces deux problèmes ne font qu'un dans la théorie classique. Les profondes recherches de Bohr et Rosenfeld (2) nous ont montré, tout au moins dans le cas du champ électromagnétique que pour obtenir la précision optima dans la mesure, il faut justement faire usage de corps d'épreuve composés d'un grand nombre de particules élémentaires.

(1) Voir l'article de H.-A. BETHE, Handbuch der Physik, XXIV/I, p. 324 et suiv.

(2) N. BOHR et L. ROSENFELD, Dansk Vidensk. Selk, 1933, 12, 8.

L'utilisation d'un électron par exemple pour explorer les propriétés électromagnétiques d'une portion de l'espace n'est pas compatible avec la condition de précision maximum (1). Le problème se pose d'une façon toute différente lorsqu'il s'agit de vérifier qu'une particule élémentaire est soumise à une loi de forces donnée. On peut, en effet, alors suivre la particule dans son mouvement, et, comme nous allons le montrer, ceci permettra la vérification en question.

3. Soit t(0) l'instant auquel nous commençons l'examen de l'évolution du système constitué par les deux particules et soit r(t) leur distance. Nous formerons donc à l'instant t(0) deux paquets d'ondes de dimensions delta(r(1)) et delta(r(2)) et le théorème d'Ehrenfest nous apprend que les lois de la dynamique classique seront applicables aux centres de gravité des deux paquets d'ondes pourvu que le champ ne varie pas trop sur l'étendue du paquet d'onde, soit en désignant de façon générale la force par F

delta(r(1))*grad(1)(F) << F,

ce qui pour le cas de la loi de Newton (comme pour la loi de Coulomb), nous donne simplement la condition

delta(r(1)) << r (4)

Autrement dit, à moins que les deux trajectoires ne se rapprochent au point de voir se chevaucher les deux paquets d'onde, la mécanique classique est toujours applicable, on pourra suivre la trajectoire de chacune des deux particules, l'identifier au point de vue géométrique et en déduire de manière rationnelle l'expression exacte de la loi d'interaction qui est à son origine.

4. Examinons maintenant les restrictions que nous impose la relation (4). S'il s'agit de deux particules libres, en l'absence de toute autre interaction que leur interaction mutuelle, et si le système de référence est à peu près au repos par rapport au centre de gravité du système, on sait que la limite inférieure de delta(r(1)) sera approximativement h/(M*c). Par conséquent, tant que les deux particules sont à une distance supérieure à

h/(M*c)(h/(M*c) = 0,18.10^(-13) cm

l'application de la loi de Newton peut être garantie. Il est par ailleurs clair qu'à ces distances même s'il s'agit de particules neutres (neutrons), les interactions autres que l'interaction de Newton sont considérablement plus importantes que celle-ci et conditionnent l'évolution du système.

(I) Cf. J. SOLOMON, J. Phys., 1933, 4, 368-387.

Si les deux particules sont soumises à un autre champ (c'est par exemple le cas déjà cité des deux électrons de l'atome d'hélium), il pourrait sembler que delta(r(1)), prenant alors des valeurs beaucoup plus élevées, la loi de Newton (ou de Coulomb) ait son champ de validité sensiblement réduit. Par exemple pour l'atome d'hélium, delta(r(1)) est de l'ordre des dimensions atomiques et l'on retomberait sur les paradoxes indiqués précédemment. Mais il suffit dans ce cas d'avoir pu faire la démonstration pour des particules libres pour être certains que l'application à des particules liées de ce qui est vérifié pour des particules libres ne peut en aucun cas amener à des contradictions avec les résultats expérimentaux. On remarquera d'ailleurs que dans la théorie classique également on rencontrerait ce problème par exemple dans l'étude des électrons dans les métaux et dans bien d'autres questions.

5. Revenons maintenant à l'expérience décrite au paragraphe 3 et voyons de façon plus précise comment on peut éviter les paradoxes énoncés au début de te travail. La condition (1) s'écrit

delta(t) > (h*r)/(G*(M^2)) (5)

et nous impose une restriction lorsque nous nous proposons de mesurer le champ à un instant t donné : la mesure doit être d'autant plus longue que les particules considérées sont plus distantes et par suite que leur interaction est plus faible. Mais ceci ne contredit nullement notre procédé de mesure qui consiste à suivre la particule le long de sa trajectoire.

En accord avec les considérations précédentes, la condition (2) prend elle aussi un tout autre sens. Nous suivons les deux particules le long de leurs trajectoires, c'est-à-dire la grandeur de leurs déplacements pendant le temps de mesure causés par leur interaction mutuelle. De façon plus précise la relation (1) ou (5) se rapporte à l'interaction incontrôlable qui s'introduit dans une mesure. Par contre, la relation (2) n'est nullement liée à une interaction incontrôlable ; tout au contraire, elle fait partie intégrante du processus de mesure, elle marque, comme nous venons de le dire, le déplacement le long de la trajectoire, c'est-à-dire justement ce qui fait l'objet de la mesure.

Tout autre serait évidemment la situation si mus imposions de connaître directement la force qu'exerce une particule sur l'autre en un point et à un instant donnés. Mais nous avons vu au paragraphe 2 qu'il s'agirait là d'un tout autre problème. La condition (2) par suite ne nous impose aucune restriction : elle nous indique seulement que la longueur de l'arc parcouru par la particule pendant la mesure est supérieure à

(1/2)*[G*(M^2)/(R^2)]*((delta(t))^2)

et c'est seulement si on y joint la condition (5) que le déplacement sera supérieur à (h^2)/(2*G*(M^3)).

6. Nous commençons à suivre nos deux particules à l'instant t = t(0). A ce moment nous mesurons leur quantité de mouvement p1(t(0)) et p2(t(0)). Soit tau la durée de cette mesure, v et v' les vitesses avant et après la mesure.

On sait (1) que l'incertitude sur p est au moins

delta(p) = h/((v - v')*tau).

La théorie de la relativité nous montre que v — v' ne saurait dépasser la vitesse de la lumière c, de sorte qu'on obtient la précision maximum sur p en posant

delta(p) = h/(c*tau).

A cette incertitude sur la quantité de mouvement est d'ailleurs liée une incertitude

delta(x) = c*tau,

sur la position de la particule.

D'autre part le mouvement de chaque particule est défini par

d(p(x))/dt = [G*(M^2)/(R^2)]*(x/r),

d'où l'on tire par intégration le long de la trajectoire

p(x)(t(0) + T) — px(t(0)) = G*(M^2)*sum(t(0)...t(0)+T)((dt/(r^2))*(x/r)).

Notre problème consistant en la vérification de cette relation, nous mesurerons les quantités de mouvement initiale et finale, ainsi que l'intégrale du second membre. D'après (6), l'erreur commise sur le premier membre est de l'ordre de h/(c*tau), alors que l'ordre de grandeur du second membre est

[G*(M^2)/(R^2)]*T.

Quant à l'erreur qu'il est possible de commettre sur l'évaluation du second membre, on peut l'évaluer d'après (7) à

2*G*(M^2)*c*tau*sum(t(0)...t(0)+T)((dt/(r^3))*(x/r)) = (2*G*(M^2)*c*tau*T)/(r^3).

L'incertitude relative sera dans le premier cas

(h*(r^2))/(c*G*(M^2)*tau*T) (10)

et dans le second cas

(c*tau)/r (11)

(1) Cf. p. ex. W. PAULI, Handbuch der Physik, XXIV/I, p. 93.

De (10) on tire la condition

T >> ((h*r)/(G*(M^2)))*(r/(c*tau))),

et à fortiori, d'après (11)

T >> (r/((G*(M^2))/h)) (12)

ce qui nous indique que le déplacement pendant la mesure est certainement supérieur à (h^2)/(G*(M^3)). Nous retombons donc sur les paradoxes que nous avions voulu éviter.

7. En fait, nous allons voir que c'est l'application brutale de formules telles que (6) qui nous a conduit à des paradoxes. L'échange incontrôlable d'énergie entre système mesuré et appareil de mesure qui caractérise l'observation dans la mécanique quantique n'a pas en effet pour conséquence comme ou le dit souvent, que lorsque la position est déterminée, la quantité de mouvement est indéterminée et vice-versa. Ce qui est indéterminé, dans les limites précisées par la mécanique quantique, c'est la différence entre la quantité de mouvement (par exemple) avant la mesure et après la mesure. C'est ainsi qu'une détermination précise de la position d'une particule est parfaitement compatible avec la connaissance précise de sa quantité de mouvement ft l'instant où commence la mesure. C'est la quantité de mouvement après la mesure qui est indéterminée. La distinction bien souvent n'est pas faite parce qu'on s'intéresse à la prédiction des états ultérieurs du système, prédiction pour laquelle naturellement la connaissance de la quantité de mouvement (ou de la position) après la mesure importe seule. Mais ici, cette distinction va se révéler essentielle. Il est clair qu'elle résulte de l'applicabilité du principe de conservation de l'énergie et de la quantité de mouvement au système : particules observées + appareil de mesure. Par exemple, nous pourrons en principe mesurer notre quantité de mouvement puis, après un intervalle de temps arbitrairement petit, mesurer la position : l'erreur commise est au plus ch, et peut-être rendue aussi petite que l'on veut. On aura ainsi mesuré la quantité de mouvement avant la mesure de la position qui pourra être aussi précise que l'on veut et entrainera une incertitude en conséquence sur la quantité de mouvement après la mesure. Si maintenant nous considérons la quantité de mouvement à la fin de notre expérience sur la gravitation p(t(0)+T), il est clair que seule nous intéresse la valeur de p avant la détermination de celle-ci, c'est-à-dire au début de l'intervalle de temps tau. C'est ce que l'on peut réaliser par exemple, en disposant au point considéré un écran macroscopique de masse M. On pourra observer le recul de celui-ci au moment du choc avec toute la précision désirable et par suite p(t(0)+T) sans aucune incertitude. Au contraire, pour la détermination de p(t(0)), c'est de sa valeur après la mesure que nous avons besoin et il est clair qu'il nous est impossible d'utiliser le même raisonnement.

8. Imaginons un instant qu'il s'agisse de mettre en évidence l'interaction de Coulomb entre deux particules. On utilisera à cet effet le dispositif de la figure. Les deux particules pénètrent par des orifices de dimensions linéaires (delta(x)) dans l'appareil de mesure et sont séparés l'un de l'autre par une cloison de longueur L. Nous savons donc que la particule 1 à l'instant t(0) était en A, sa position étant connue à delta(x) près d'où une indétermination sur la différence des quantités de mouvement avant et après le passage par A qui est de l'ordre de h/(delta(x)). Nous mesurons ensuite pendant un temps suffisamment long la quantité de mouvement de 1 (par exemple par effet Doppler).

Naturellement, pendant cette mesure, nous ignorons complètement la position de la particule, mais si la mesure dure le temps tau(1), nous connaîtrons la quantité de mouvement à h/(c*(tau(1))) près. D'après le théorème d'Ehrenfest, connaissant la position de 1 à l'instant t à delta(x) près, connaissant d'autre part la quantité de mouvement, nous serons en mesure de calculer à tout instant la position de la particule 1 tant qu'elle n'est soumise à aucun champ extérieur. Soit v la vitesse de la particule avant son interaction avec l'autre. tau(1) sera au plus égal à (L/v).

L'incertitude relative calculée au paragraphe 6 ne fait donc plus intervenir le temps très court tau = (delta(x))/c mais le temps

tau(1) = (L/v)

qui peut-être rendu beaucoup plus long si l'on prend v suffisamment petit (quoique naturellement subsiste la relation

M*v > h/(delta(x))

ou L suffisamment grand.

9. En passant de l'électromagnétisme à la gravitation, on notera que le raisonnement précédent est basé sur la considération d'un appareil qui permet d'exclure de manière complète l'interaction entre les deux particules dans une région déterminée de l'espace. Il semblerait donc nécessaire de faire usage dans notre problème de la notion de paroi imperméable à la gravitation. Supposant admise l'existence de telles parois, nous allons vérifier que nous avons obtenu la solution du problème étudié. L'incertitude relative calculée au paragraphe 6 n'est plus donnée par

(h*(r^2))/[c*G*(M^2)*tau*T] (10 bis)

mais par

(v/c)*(r/L)*(r/(((G*(M^2))/h)*T)) (13)

d'où la condition

T > (v/c)*(r/L)*(r/((G*(M^2))/h))

qui nous montre que le déplacement pendant la mesure proprement dite (temps T) sera supérieur à

(1/2)*((v^2)/(c^2))*((h^2)/(G*(M^2)))*((r^2)/(L^2))

et la condition (3) est par suite remplacée par

r < L*[L/((h^2)/(G*(M^2))]*((c^2)/(v^2)) < L*[L/((h^2)/(G*(M^2))]*([(delta(x))/(h/(M*c))]^2) (14)

Tout d'abord cette condition nous montre que r n'est pas limité supérieurement mais inférieurement. On notera ensuite qu'elle nous fournit des ordres de grandeur tout à fait raisonnables : il est nécessaire en effet comme nous l'avons remarqué au début du paragraphe 4 que r soit supérieur à h/(M*c) d'où une condition pour L:

L^2 >> ([(h/(M*c))/(delta(x))]^2)*(h/(M*c))*((h^2)/(G*(M^2)), (15)

soit numériquement

L >> [(h/(M*c))/(delta(x))]*10^(6) cm

En prenant un écran matériel, on aura

delta(x) = (h^2)/(m*(e^2)) = 10^(-8) cm,

d'où avec h/(M*c) = 2.10^(-14) cm,

L » 1 cm,

ce qui est très raisonnable.

On pourra par exemple partir des données suivantes:

delta(x) = 10^(–8) cm, L = 2.10^(4) cm, r = 10^(-6) cm, L/v = (1/3) sec, T > l0^(-48) sec.

Pour que le déplacement soit de l'ordre de r = 10^(-6) cm, il faudrait que T soit de l'ordre de 10^(10) siècles (3.10^(18) sec). Pendant ce temps, le parcours dû à l'impulsion initiale est de l'ordre de 10^(23) cm, donc très inférieur au rayon de l'univers. On pourrait peut-être encore objecter aux considérations qui précèdent qu'un dispositif comme celui de la figure 1 rend difficile la détermination de l'instant où commence l'interaction newtonnienne entre les deux particules.

Mais, vu la longue durée de l'observation,l'erreur possible sur l'instant initial est négligeable. Et l'on observera d'autre part, que du fait que nous nous en sommes tenus à l'approximation newtonienne de la loi de la gravitation, il est tout à fait conséquent de négliger les erreurs dues au fait que l'interaction entre les deux particules ne se propage pas de manière instantanée, mais avec la vitesse de la lumière.

X. Il nous reste à examiner l'emploi qui a été fait d'écrans opaques à la gravitation. On sait qu'il n'existe pas de tels écrans dans le sens où l'on parle d'écrans opaques aux actions électromagnétiques. Toutefois si l'on s'imagine un écran matériel d'une certaine épaisseur, cet écran va entrer en interaction avec les deux particules et perturber leurs trajectoires. Comme la masse de l'écran est infiniment grande vis-à-vis de chacun des deux particules, le fait que l'une des particules est présente ou absente dans l'une des moitiés de l'appareil n'influe pratiquement en rien la trajectoire de l'autre particule, de sorte que tout se passe comme si nous avions réellement un écran opaque à la gravitation. Naturellement, le fait que l'écran modifie la trajectoire de deux particules complique quelque peu le schéma de notre expérience, mais n'en altère nullement les conclusions. Il suffira en effet, de faire deux fois l'expérience : une fois avec une parti-cule seulement et la seconde fois avec les deux particules pour pouvoir par différence mettre en évidence l'interaction newtonienne entre les deux particules.

XI. Les temps et les longueurs qui sont nécessaires pour mettre à exécution l'expérience précédente peuvent sembler de nature à jeter un doute sur la possibilité de tels processus de mesure. Il faut toutefois rappeler que les interactions de gravitation sont extraordinairement petites : à distance égale l'attraction newtonienne de deux protons est 10^(36) fois plus petite que leur répulsion coulombienne, il faudra donc pour la mettre en évidence des temps extrêmement longs. D'autre part, aucune limitation de longueur ou de durée n'est inhérente à la théorie elle-même. La notion de rayon de l'univers elle-même doit sans doute être mise en relation avec la masse totale de l'univers et il est peu vraisemblable qu'elle puisse avoir quelque chose à faire avec le problème de deux particules. L'essentiel dans la construction d'une telle expérience idéale est qu'elle soit possible sans contradiction avec les résultats théoriques connus et c'est ce qui semble bien résulter des développements précédents.

XII. Nous nous sommes placés jusqu'ici dans le cadre de la théorie de Newton. On peut examiner ce que devient la notion de champ de gravitation dans le domaine de la théorie générale de la relativité. Le problème de la quantification du champ de gravitation, qui a déjà donné lieu à un certain nombre de recherches donne lieu à d'importantes difficultés. Tout d'abord les équations de gravitation de la théorie générale de la relativité ne sont pas linéaires comme les équations de Maxwell. Dans le cas où l'on peut se borner à considérer les écarts entre le champ de gravitation et un champ de Minkowski comme faibles, le problème peut être résolu par les méthodes analogues à celles de la quantification du champ électromagnétique (1).

Dans ce cas, qu'on peut appeler le cas des champs de gravitation faibles, Bronstein (2) a étudié les possibilités de mesure des grandeurs de champ, c'est-à-dire dans le cas présent des symboles à trois indices de Christoffel. On utilise à cet effet un corps d'épreuve de volume V, de densité rho. Si T est la durée de la mesure, l'erreur commise sur la moyenne d'un symbole tel que [00,1] par exemple sur le volume V et le temps T est donnée par à

Delta[00,1] >= [(h^(2/3))*(G^(1/3))]/[(c^(1/3))*(rho^(1/3))*(V^(2/3))*T] (16)

Ceci montre que dans le domaine considéré, où les champs de gravitation sont faibles, où le principe de superposition est valable, il est toujours possible de se donner un corps d'épreuve de densité suffisamment élevée pour que l'erreur commise sur le symbole [00,1] lors de sa mesure soit inférieure à toute limite donnée. Dans ce domaine par conséquent, il y a accord entier entre les principes de la théorie de la gravitation et de la théorie des quanta et il est possible de construire une théorie quantique conséquente de la gravitation.

(1) L. ROSENFELD, Z. Physik, 1930, 66, 589-600; J. SOLOMON, Z. Physik, 1931, 71, 162.

(2) M. BRONSTEIN, Sow. Phys., 1936, 9, 140-157.

En particulier, comme l'a montré Bronstein, de même que d'après Dirac, l'interaction de Coulomb entre deux charges électrisées provient des possibilités d'absorption et d'émission de quanta d'énergie électromagnétique, l'interaction do Newton entre deux particules douées de masse provient des possibilités d'émission et d'absorption par ces particules de quanta d'énergie gravifique. On retrouve en effet ainsi la loi de gravitation de Newton comme conséquence nécessaire de la théorie quantique de la gravitation, en bon accord avec nos conclusions sur la possibilité effective qu'il y a de considérer l'interaction de Newton entre deux particules élémentaires.

XIII. Si maintenant les champs de gravitation ne sont pas faibles, si l'écart avec l'euclidicité est très important, le problème se pose différemment. Tout d'abord on pourrait remarquer que le rayon gravitationnel du corps servant à la mesure doit, pour que la mesure ait un sens, être inférieur à ses dimensions linéaires :

(G*rho*V)/(c^2) < V^(1/3)

d'où une limite supérieure pour rho et, si l'on en tient compte dans (16) une limitation sur la mesure des crochets [00,1]. Mais on peut se borner à remarquer que dans les cas ou le champ de gravitation n'est pas faible, la méthode même de quantification, basée sur le principe de superposition, fait défaut, de telle sorte qu'il n'est plus possible d appliquer une relation telle que (16) dans un sens dépourvu d'ambiguïté. Il est d'ailleurs intéressant à ce point de vue de rappeler que Rosen (1) a montré que les équations rigoureuses de la relativité générale n'admettent pas de solutions représentant des ondes planes polarisées d'amplitude finie qui soient en même temps dépourvues de singularités.

Si le ds^2 a la forme

ds^2 = -A*(dx^2) - B*(dy^2) - C*(dz^2) + A*(dt^2)

et qu'on pose

sigma = sqrt(B*C),

si une onde de courte durée (électromagnétique ou gravifique) passe en un point donné de l'espace, on montre qu'à ce point sigma commence à décroître et continue à décroître après que l'onde a passé jusqu'à ce qu'ait lieu la catastrophe, sigma = 0. Au contraire (2) il est possible de considérer des ondes cylindriques dépourvues de singularités.

(1) N. ROSEN, Som. Phys., 1937, 12, 366-373.

(2) A. EINSTEIN et N. ROSEN, J. Frank. inst, 1937, 43, 223.

De telles considérations sont de nature à mettre sérieusement en doute la possibilité de concilier le formalisme présent de la quantification des champs avec la théorie non linéaire de la gravitation.

XIV. Dans un travail récent, Dirac (1) a cherché à donner de nouvelles bases à la cosmologie. Pour cela, il part de la remarque que « l'âge » de l'univers, dans la théorie de l'univers, est de l'ordre de 2.10^(9) années; évalué en unités électroniques (e^2)/(m*(c^3)), il est donc égal à 7.10^(38), soit du même ordre que le rapport de la force électrostatique à la force gravitationnelle entre électron et proton qui est

gamma = 2,3.10^(39).

Ceci posé, il admet que ce n'est pas là une coïncidence fortuite, mais que cette égalité approximative doit être conservée dans le cours de l'évolution de l'univers. On doit même généraliser ce fait et poser en principe que deux nombres sans dimensions très grands intervenant dans la nature sont reliés par une relation mathématique simple dans laquelle les coefficients sont de l'ordre de grandeur de l'unité. On suppose à cet effet que les nombres (h*c)/(e^2) et (M/m) sont constants.

De là Dirac tire un certain nombre de conséquences sur lesquelles je ne veux pas insister. Je me bornerai ici à deux remarques. Tout d'abord nous avons vu que l'on peut associer à la théorie de la gravitation la longueur

(h^2)/(G*(M^3)) = 10^(26) cm (17)

de la même façon exactement qu'on associe à la théorie coulombienne de l'atome la longueur

(h^2)/(m*(e^2)) = 10^(-8) cm (18)

et que (17) est très voisin du rayon de l'univers d'après Einstein (2)

(R = 6,9.10^(27) cm).

Cette coïncidence a frappé un certain nombre d'auteurs (3) qui ont voulu en tirer les principes d'une théorie atomique de l'Univers. Il semble néanmoins plus raisonnable d'admettre que le rayon de l'univers est en relation avec le nombre total de particules (ou avec la masse totale) contenues dans l'univers. Dans ces conditions, de deux choses l'une : ou M (ou m) est en relation avec la masse totale de l'Univers ou G est en relation avec cette masse totale. Dirac élimine la première éventualité (théorie de Mach) pour supposer que G varie de façon inversement proportionnelle au temps écoulé depuis l'origine de l'univers (7.10^(8) années seulement au moment présent)

(1) P. A. M. Dirac, Proc. Roy. Soc., 1938, 165 A, 199-208.

(2) Cf. par ex. H. Mineur, L'Univers en expansion (numéro 63 des Actualités scientifiques et industrielles).

(3) E. Schrödinger, Nature, 141, 410; H. ERTEL, Naturwiss, 1936, 32, 86, 70; IRA M. FREEMAN, Naturwiss, 1936, 29, 557.

Ainsi alors que la longueur (17) est proportionnelle à l'âge de l'univers et s'annule même en toute rigueur a l'origine des temps, les dimensions de l'atome sont indépendants de l'époque. Ceci a pour conséquence qu'à l'origine des temps, la matière est concentrée dans un espace très réduit d'où elle diffuse dans la suite : image où se rejoignent les théories, si opposées par ailleurs, semble-t-il, d'Eddington et de Milne (1).

D'autre part, on sait que la théorie de Fermi introduit dans le mécanisme de la désintégration beta une constante nouvelle,

G(1) = 3.10^(-13)

qui semble jouer un rôle essentiel dans la théorie des noyaux atomiques (2).

D'après le principe de Dirac, tau désignant l'époque, on doit avoir

G(1,3) proportionnel à 1/tau,

puisque

G(1,-3) = 4.10^(40).

On remarquera d'ailleurs que

G(1,-3) = 18*gamma = 18*((e^2)/(G*m*M))

(on sait les tentatives qui ont été faites pour relier les phénomènes de désintégration beta aux phénomènes gravifiques et qui ont pour base en somme la relation qui précède).

Dans ces conditions on sait que l'évaluation de l'époque actuelle à 7.10^(8) années est beaucoup trop faible eu égard aux données radioactives sur l'âge de la terre. On peut chercher à éliminer la difficulté en supposant que la loi de désintégration elle-même a varié, autrement dit que ce que nous appelons la constante de désintégration est fonction du temps. Dans le cas de la désintégration beta, la constante de désintégration est proportionnelle à G(1,2), donc à tau(-2/3). Au contraire, dans le cas de la désintégration alpha aucune nouvelle constante n'intervient en dehors des constantes universelles e, h, m, M, c, de telle sorte qu'il semble difficile d'imaginer une dépendance de la constante de désintégration alpha de l'époque tau.

(1) Cf. A. LEMAITRE, Nature, 1931, 127, 706.

(2) W. HEISENBERG, Z. Physik, 1936, 101, 533.

Mais même si cela était, on remarquera que si l'on prend la plus petite constante de désintégration alpha, soit celle du thorium (1,33.10^(-18)), en appliquant la règle de Dirac, on voit qu'elle doit être proportionnelle à tau(-1/2). Donc les constantes de désintégration alpha et beta varient comme tau(-1/2) et tau(-2/3) donc de façon très différente. Dans une branche comme celle qui a lieu après le thorium C,

  • ThC
  • -> ThC' 65 p. 100 (beta)
  • -> ThC" 35 p. 100 (alpha)

le rapport lambda(alpha)/lambda(beta) qui est actuellement 35/65 aurait donc varié jusqu'ici comme tau(1/6), c'est-à-dire serait 30 fois plus grand qu'à l'origine. Il faudrait donc non seulement supposer que les constantes de désintégration se sont considérablement modifiées (comme tau(-1/2) et tau(-2/3) respectivement), mais ceci entraînerait d'importantes modifications dans les chaînes radioactives, en favorisant considérablement les émetteurs beta aux dépens des émetteurs alpha. En tout cas, si cette conception s'avérait exacte, les déterminations de l'âge de la terre basées sur l'utilisation d'éléments radioactifs différents devraient donner des résultats différents (il suffirait que dans chaque chaine le nombre de désintégrations alpha et beta ne soit pas le même).

XV. Conclusion.

— Il semble résulter de cette étude tout d'abord qu'il est possible de bâtir une théorie quantique de la gravitation au moins dans le cas des champs faibles, qu'il est par exemple possible encore de parler de la loi de Newton dans le domaine quantique sans tomber dans des contradictions. Lorsque les champs sont intenses, des difficultés se présentent pour lesquelles il ne semble pas que la théorie quantique des champs soit en mesure de présenter une solution. Les tentatives cosmologiques qui ont été présentées depuis quelque temps en vue de présenter une théorie quantique de l'univers dans son ensemble sont discutées. De nombreuses difficultés s'opposent à ce que l'on puisse construire une théorie dans laquelle seule, en somme, la constante de gravitation G est mise en relation avec l'univers dans son ensemble.

Manuscrit reçu le 20 août 1938.

  • Source: site HAL Archives en ligne.